Entretien avec Jean-Luc Lacarrière (réalisé par Maïté Claire Abadie)
1 – Tout d’abord, quelle est votre formation académique?
J’ai fait mes études à l’université Toulouse le Mirail en Langue et Civilisation Anglaises avec comme spécialité Roman Contemporain Américain. Je me suis spécialisé en littérature hispano- américaine pour la traduction littéraire.
2- Aujourd’hui, quelle est votre profession?
Je suis actuellement enseignant de français dans le secondaire et traducteur littéraire.
3- Comment vous est venue votre vocation d’être traducteur ?
Ce n’est pas une vocation. Cela est dû au hasard d’une rencontre. VSN (Volontaire du Service National Actif) au Honduras dans les années 80, où j’ai fait la connaissance de Philippe Ollé-Laprune, alors attaché culturel de l’Ambassade de France. Il deviendra plus tard Directeur du Bureau du Livre à México, puis Directeur de la Casa Refugio Citlaltepetl. Il sera le premier à me proposer des traductions.
4- Traduisez-vous d’autres langues ? Combien de langues parlez-vous, quelles sont-elles ?
Je traduis de l’espagnol et de l’anglais vers le français. Je lis l’italien, le portugais et l’occitan. Comme je le disais, je n’enseigne ni l’anglais, ni l’espagnol, mais le français. La question n’est pas anodine. Un traducteur littéraire est avant tout un spécialiste de la langue vers laquelle il traduit. Peu importe la langue source, c’est la langue cible qui compte, celle qu’il faut maîtriser. Je ne parle pas un traître mot de roumain mais si l’on m’accorde le temps qu’il faut je mènerai à bien n’importe quelle traduction littéraire de cette langue vers le français. L’inverse ne sera jamais vrai : j’ai beau avoir une maîtrise relativement correcte de l’espagnol ou de l’anglais, je ne pourrais jamais traduire du français vers ces langues. En clair, il n’y a meilleure préparation à l’exercice du métier de traducteur que l’étude de sa langue maternelle.
5 – Depuis quand, traduisez-vous ?
Depuis 25 ans. Ma première traduction a été « Introduction de Miguel León Portilla à Témoignages de l’ancienne parole, La Différence, Les Voies du Sud, 1991.
6– Combien de livres avez-vous traduit ?
Difficile à dire. Tout d’abord, il n’y a pas que des « livres » dans le travail d’un traducteur littéraire ; il y a des textes courts, articles, nouvelles, poèmes, extraits, publiés en revues, magazines, en ligne…
Il y a surtout une différence entre les livres traduits et les livres traduits et publiés. Certains projets n’aboutissent pas. Pourtant, ces travaux, même s’ils ne débouchent pas sur une publication (certains le feront un jour peut-être) participent autant à l’auto-formation du traducteur que les autres.
Mais pour donner un ordre d’idées, je dirais une quinzaine.
7- Travaillez-vous pour plusieurs maisons d’édition ? Si oui, lesquels ? Comment les choisissez-vous ?
Oui. Dernièrement, deux essentiellement : Gallimard et La Différence. Je ne choisis rien. C’est plutôt l’inverse qui se produit.
8- Avez-vous un domaine de traduction favori ?
Pas vraiment. J’aime surtout traduire ce que j’ai eu plaisir à lire…
9- Pourquoi avoir choisi de traduire de la poésie ?
Encore une fois : je n’ai pas choisi. On me propose : j’accepte.
Pourquoi continue-t-on à me proposer de traduire de la poésie ? Pour deux raisons je suppose : 1) je dois avoir certaines compétences acquises et/ou naturelles, 2) peu de traducteurs acceptent, soit parce qu’ils pensent ne pas avoir les compétences, soit, plus simplement, parce qu’ils ont besoin de traduire pour vivre et que traducteur de poésie est probablement le métier le moins bien rémunéré au monde. Sachant que vous pouvez « bloquer » sur un vers pendant des jours entiers, il est tout à fait courant de passer plusieurs mois sur un contrat inférieur à mille euros, avec, au final, un revenu largement inférieur au salaire minimum du pays où l’on exerce. D’où ce constat commun : très peu de traducteurs littéraires parviennent à vivre de leur seule activité de traducteur littéraire. Dans le meilleur des cas ils restent traducteurs en ajoutant à leur arc la corde de la traduction technique.
10- Pourquoi avoir traduit des auteurs hispano-américains ? Ou traduisez-vous aussi des auteurs espagnols ?
Même remarque que précédemment sur l’idée de « choix »… Le seul auteur que l’on pourrait considérer comme espagnol que j’ai traduit est Tomas Segovia. Mais il est autant mexicain qu’espagnol.
11- Quels outils utilisez-vous ? (dictionnaires, logiciels, versions papier, numérique, internet, …) ?
J’utilise absolument tous les outils à ma disposition. Il n’est aucun document qui ne puisse un jour être utile à un traducteur. La solution à un problème donné peut se trouver dans une brochure publicitaire trouvée dans votre boîte aux lettres…
Internet est bien sûr devenu l’allié principal de tous les traducteurs, littéraires ou pas.
Pour la traduction littéraire, je n’ai jamais utilisé de logiciel de type Trados.
12- Combien de relectures effectuez-vous avant de soumettre un texte ?
Aucune règle. Cela dépend du texte traduit.
13- Quelle est votre approche par rapport à la traduction (sourciste ou cibliste) et pour quelles raisons ?
Les débats théoriques source/cible m’intéressent au plus haut point. Je lis avec avidité tout ce que je peux trouver sur le thème. Curieusement, en traduisant, je ne me suis jamais posé la question. J’imagine que naturellement je navigue, j’oscille entre les deux approches, un peu « au feeling »… La seule règle que je m’impose est celle de la lisibilité : la version traduite se doit d’être fluide, écrite dans un français le plus naturel possible. Je suppose donc que l’on pourrait y voir une approche cibliste…
14- Avez-vous constaté une évolution dans votre pratique de la traduction ? Pensez-vous que le traducteur, « comme le bon vin, se bonifie » avec le temps et l’expérience ?
Oui bien sûr. C’est vrai. Mais on pourrait dire la même chose de mes compétences en tant que cuisinier, jardinier ou électricien…
Le revers de la médaille, c’est qu’avec l’expérience on ose probablement moins. J’imagine que si je relisais ma traduction de De Perfil de José Agustin je constaterais avec quelque effroi que le jeune traducteur que j’étais prenait des libertés peu communes. Enrique Serna a d’ailleurs écrit un article sur cette traduction, fort intéressant. La vérité qui ressort de ce constat, c’est qu’une infime partie des traductions publiées souffrirait un examen critique. Mais qui, de nos jours, lit en bilingue ?
15- Êtes-vous satisfait de vos traductions ?
Dans l’absolu, bien évidemment non.
Contextuellement (c’est-à-dire en prenant tous les facteurs en compte : rémunération, délais imposés, etc…), oui.
16- Pourquoi avoir choisi de traduire « primero sueño » de Sor Juana Inés de la cruz ? Était-ce votre première de traduction de poésie baroque ?
Une dernière fois : les traducteurs littéraires disposant d’un choix, quelconque, sur leur travail, se comptent, en France, sur les doigts d’une main.
J’ai eu, pour cet ouvrage, un droit de regard sur la sélection des textes choisis, en particulier les sonnets. Pour la Collection Orphée de La Différence, les contraintes sont particulières. Volume simple ou double. Un certain nombre de pages. Les meilleures pages d’un auteur. Un aperçu global de tous les talents d’un auteur. Etc.
17- Pourquoi faire une édition bilingue ? Est-ce une demande de l’éditeur ou votre volonté ? Si oui, pourquoi ?
C’est un parti pris de la Collection Orphée. En ce sens s’il n’en fallait qu’un, un bijou éditorial.
18- À propos de cette traduction, à partir de quoi vous-êtes-vous appuyé pour la faire ?
Deux points d’appui essentiels : 1) des ouvrages critiques sur le Songe, 2) des traductions existantes (intégrales ou partielles).
19- Pourquoi avoir rajouté des notes explicatives en bas de page ?
C’est une demande explicite de l’éditeur. Je n’y adhérais pas forcément.
20- Pourquoi avoir traduit « Primero sueño » par le « Le songe » et non pas par « Premier songe » comme dans la première traduction ? Est-ce parce que Sor Juana elle-même se réfère à son poème avec le mot « sueño » sans l’adjectif ou est-ce une volonté de votre part de quitter tout soupçon quant à l’imitation à Góngora ? Et je m’avance peut-être, en ce sens être d’accord avec la vision d’Octavio paz lorsqu’il qualifie le poème de Sor Juana en disant : “hay que subrayar la absoluta originalidad de Sor Juana, por lo que toca al asunto y al fondo de su poema: no hay en toda la literatura y la poesía españolas de los siglo XVI y XVII nada que se parezca al Primero Sueño”?
Le Songe, tout simplement parce que c’est ainsi que Sor Juana en parle.
21- Comment traduit-on de la poésie selon vous ?
Il faudrait 300 pages pour répondre à cette question. Intuitivement, je dirais qu’on ne traduit pas la poésie, on l’écrit, on la réécrit, inlassablement.
22- Respectez-vous plus la forme que le fond ? Je vous pose la question car je remarque l’omission de certains mots dans certains vers ou l’ajout de connecteurs dans d’autres. Je précise, vers 9 “la pavorosa sombra fugitiva”, “que l’ombre vaporeuse et fugitive”. Vers 33, “los faroles sacros de perenne llama”, “lanternes à flamme éternelle”. J’en profite pour vous demander pourquoi d’ailleurs traduire « materia crasa » par « l’huile » ?
Il me serait très difficile de revenir sur tel ou tel point de détails. Ne pas oublier que lorsqu’un auteur parle d’un de ses livres, un traducteur d’une de ses traductions, ils parlent d’un objet qu’ils ont mis au monde des mois, parfois des années plus tôt.
La réponse à vos questions demeure cependant assez simple : dans l’immense majorité des cas, il s’agit de forme. Plus précisément, de sonorité, de fluidité, en clair : de musique. Suena o no suena.
« Materia crasa » : pas la moindre idée. Peut-être une erreur. Ou probablement, comme c’est souvent le cas dans cette traduction, une tentative d’éclaircissement pour le lecteur contemporain qui est loin d’avoir les références mythologiques de Sor Juana. A posteriori, en relisant le texte et sa traduction, je vois que l’allitération en « m » de l’original trouve son écho dans l’allitération en « l » de la traduction. L’huile a au moins servi à ça…
23- Pouvez-vous nous donner un exemple d’une difficulté en particulier rencontrée dans une de vos traductions de Sor Juana ?
Un exemple de difficultés sur Sor Juana ? Bien sûr il y en a eu mille. J’ai le souvenir particulier de ce sonnet : « Esta tarde, mi bien, … » quatrième vers : « que el corazón me vieses deseaba; ». La traduction de Magne ne me convenait pas (« car c’est mon coeur que tu désirais voir »), d’abord parce qu’elle ne respectait pas le sens (le sujet du désir), mais ce n’est pas toujours gravissime, mais surtout parce qu’à l’oreille elle coupait la strophe, la bloquait, l’empêchait de s’ouvrir vers la suite du sonnet. J’ai mis longtemps à cerner le problème, pourtant simple (j’avais besoin d’une rime féminine), et à le résoudre : « j’ai souhaité qu’à tes yeux mon coeur se dévoile » et surtout, une fois cette traduction apparue, à résister à la tentation de l’alexandrin binaire parfait : « j’ai souhaité qu’à tes yeux se dévoile mon coeur » qui, s’il sonne bien, tue la strophe (et partant, le désir), y met un terme. Plusieurs jours de suite, j’ai repris la traduction en changeant de vers à chaque fois. Finalement, avec cette pointe d’amertume et, simultanément, de fierté, qui consiste à ne pas cueillir au bord d’un chemin une magnifique fleur, j’ai abandonné l’alexandrin, consenti à l’impair et respecté l’instinct premier : laisser la strophe éclore sur la suite : « Y Amor ».
24 – Et une dernière question, connaissiez-vous Margo Glantz ? Pourquoi l’avoir choisi pour faire le préface de votre traduction à moins que ce ne soit une volonté de l’éditeur ?
Effectivement, c’est un choix de l’éditeur sur une proposition avisée de Philippe Ollé-Laprune.
Je remercie Jean-Luc Lacarrière pour avoir pris le temps de répondre à l’ensemble de mes questions pour le temps que cela peut prendre. Et surtout je le remercie de m’avoir aidée dans mon travail de recherche ici au Mexique dans le cadre d’un séminaire sur Sor Juana Inés de la Cruz dont la finalité sera a priori une publication dans une revue littéraire locale.
publié sur tradabordo le 11 novembre 2015 : http://tradabordo2.blogspot.mx/2015/11/jean-luc-lacarriere-espagnol-anglais.html